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Roman
Editions de l'Armançon © 2000 Michèle Franceschi et Editions de l'Armançon |
PREMIERE PARTIE
ERRANCE ET FULGURANCES 1. C’est étrange. Je crois ce que je ne vois pas mais ce que je crois se voit. – Vous savez, quand on traverse une forêt par une nuit sans lune, et qu’on aperçoit une toute petite lumière au loin, on ne se rend plus compte qu’on est épuisé, ni qu’il fait noir, on ne sent plus ces branches qui vous fouettent le visage… Le comédien se réinstalla sur sa chaise et passa sa main dans le désordre de ses cheveux. Les éclairages ciselaient le profil avide de sa partenaire. La salle ne bronchait pas. – Je travaille, vous le savez, comme personne dans le district, le destin me provoque obstinément, j'en arrive à ne plus pouvoir le supporter, mais je ne vois pas la moindre petite flamme briller au loin. Il sonda longuement son verre d’alcool du regard. – En ce qui me concerne, je n’attends plus rien, je n’aime pas les hommes... Je n’aime plus personne depuis longtemps.[1] Le docteur et la jeune fille continuèrent longtemps à parler, attablés devant le buffet, au cœur de la nuit, après l’orage. Longtemps ? Ce n’est pas le mot. Quand le temps s’arrête, il n’est ni long ni court. Il disparaît, voilà tout. Voilà tout. * D’un battement d’ailes, un oiseau au long bec recourbé insuffle son esprit à toute l’Egypte. C’est l’ibis noir et blanc des rives du Nil. * – Je porte une longue tunique d’un gris bleuté sur une cotte de maille. Elle est ornée d’une grande croix. Cette fois-ci... comment dire? Je suis à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du personnage... * – Nous nous reposerons, nous nous reposerons, nous nous reposerons... Le rideau descendit dans un silence pourpre et velouté. Les applaudissements éclatèrent, saturant l’espace jusqu’à la rampe comme pour s’emparer des personnages et les retenir à jamais. Si Tchékhov avait été un ibis, on eût pu croire que de son aile il avait effleuré toute la distribution. Mais Anton Pavlovitch n’était pas un ibis. Il devait s’y être pris autrement. Larry m’aida à enfiler mon manteau. Il avait cessé de pleuvoir mais les boulevards étaient encore rutilants et liquides sous les feux de croisement et les clignotants. J’avais faim. Je n’avais rien mangé depuis le matin. * Comme à son habitude, Kervadec m’avait demandé:
– Où êtes-vous maintenant ?
– Sur une place de terre battue. Je suis assis sur un petit mur de pierre. Il y a des enfants qui jouent autour de la fontaine. – Où se trouve cette place ? – A Jérusalem. Ou peut-être dans une ville voisine. Disons entre la mer Morte et le lac de Tibériade. – Comment êtes-vous arrivé en Palestine ? – Par bateau, je crois. – Comment êtes-vous habillé? – Il fait extrêmement chaud. J’ai adopté les vêtements du pays. Je porte une longue robe couleur chamois. – Il y a longtemps que vous êtes arrivé? – Oui. Assez longtemps. – Et vous avez trouvé ce que vous cherchiez ? – Non, pas du tout... pas du tout. – Qu’allez-vous faire alors ? – Il faut que je continue vers l’est. – Vers l’est ? – Oui, mais je ne vois plus rien... On peut s’arrêter ? Kervadec s’était levé, il avait rallumé la lumière et s’était installé tranquillement derrière son bureau comme à son habitude. Pourquoi étais-je à bout de forces? Je n’avais pas le courage de me relever. – Vous savez, c’est curieux, à chaque fois, pendant la relaxation, je me retrouve quelque part sur le site des pyramides. Je vous l’avais dit, non ? * – Un tourteau et une soupe à l’oignon. Larry se tourna vers moi. – Du blanc ? Le maître d’hôtel se fraya un chemin entre un serveur et quatre personnes qui sortaient de table. Larry avait les traits tirés. Jusqu’au dernier moment toutes sortes d’incidents avaient compliqué le déroulement des répétitions. Mais maintenant, le navire était lancé et tout était rentré dans l’ordre. Les comédiens avaient pris leur envol, et lui, le metteur en scène, était fourbu. – Je n’avais pas encore revu la pièce depuis la première. Il beurra un morceau de pain et me le tendit. – Non, merci. Tu sais... je voulais te demander... Pourquoi est-ce que la lumière baisse à la fin ? Larry balayait de son regard toutes les allées et venues qui se donnaient en spectacle dans l’immense salle du restaurant, autour des piliers carrelés de mosaïques vertes. Il se tourna vers moi d’un air surpris. – Mais parce que l’oncle et la nièce vont rester là tous les deux, à pourrir dans cette vieille baraque... au fin fond de cette cambrousse paumée... Larry sortit la bouteille du seau à glace et remplit les verres. – Pour le fric, Sweetie. Et il vida son verre. * – C’est un Arabe ? * – Tu peux mettre le chauffage ? J’ai les pieds glacés. Larry manipula différentes commandes de la main droite et tout en bloquant le volant du genou il essuya le pare-brise de la main gauche. – Il faut que je fasse changer ces essuie-glaces, ils sont complètement nases. [1] Anton Tchékhov ONCLE VANIA. Passage traduit par l'auteur. |