Roman inédit

sgdl 2006.02.255

LE DERNIER JOUR

C'était comme une fleur. Une fleur de corsage. Rouge sur la soie blanche. Brûlante et liquide. Jetée au pied du lit de cuivre. Elle était tombée sans un cri. Avec un bruit feutré. Après la rafale, silence. Même le piano du cinquième avait interrompu ses fichus arpèges. Dévalés à grands coups de bottes, les escaliers. Pendant que le sang infiltrait lentement les rainures du parquet. Personne n'avait bougé. Ni dans les étages, ni sur le palier. D'ailleurs personne ne les avait entendu monter. Et par les temps qui courent, on ne va pas en plus aller se créer des difficultés. Et puis qu'est-ce qu'on aurait fait? Pas de danger qu'ils l'aient ratée. On a bien le temps d'aller voir. Quand tout sera calmé.

Trois semaines qu'on ne l'avait vue, la jeune femme du premier. Vous savez, la blonde aux cheveux bouclés. Son jules avait dû quitter Paris. Il va sûrement arriver. Attendez. Et si c'était lui qui l'avait liquidée? Non, c'est pas possible… On voit bien que vous les connaissez pas. C'est vrai, c'est drôle qu'il soit pas là. Si on appelait un médecin? Le docteur du 14? Un médecin? Qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse, ma pauv' dame? Dites donc, vous ne trouvez pas que ça sent le brûlé? Tu parles qu'elle habite ici. Elle venait que pour lui. T'as vu comment elle est sapée? Et la Delahaye toujours garée devant le café? Evidemment, l'essence, pour elle, c'était facile. Pauvre petite, tout de même, mais regardez-moi ça… mon Dieu, si c'est pas malheureux. Bien fait, ça leur apprendra. Rien que des salopes, toutes ces filles qui couchent avec des Chleuhs. Tiens donc, parce que les types qui couchent avec des Allemandes, ça, çavous dérange pas? C’est pas la même chose. Ah bon? Sans compter que celui-là, ma foi… qu’est-ce que vous voulez, ça se comprend… Taisez-vous, je vous en prie. Et toujours d’une politesse… Mais taisez-vous, c’est indécent à la fin. Faudrait prévenir les flics. Et la ligne qui est coupée… Vous y allez, M’sieur Maurice ? Quand même, c’est à se demander. Qu’est-ce qui a bien pu se passer?

*

Je m'appelle Hélène Marsac. C'était du moins mon nom il y a encore quelques instants. Et Werner toujours pas là. Je ne comprends pas. On m'avait bien dit aujourd'hui. Je suis peut-être morte mais je ne suis pas folle. Et si… Non, je ne veux même pas y penser. Un accident? Leurs saletés d'avions ont l'air si infaillibles… La nuit de son départ, malgré le mauvais temps, il était tout de même bien arrivé à Berlin… Mais qui sait?

Son départ. Comment l'oublier? Mes essuie-glaces peinaient à évacuer l'eau qui s'abattait en trombes sur la route de l'aéroport. La nuit, pourtant, semblait nous protéger. Oui, au-delà de ce voyage, nous nous retrouverions. Oui. Toute la vie ensemble. Au-delà de cette grotesque immondice qu'était la guerre. Il s'était rendu à mes conditions sans mot dire. Elles lui inspiraient probablement un certain respect. A cette heure je sais qu'elles étaient folles. Qui dit que l'Occupation ne sera pas définitive? Les Anglais ont déjà un mal de chien à défendre leur propre sol, quant aux Américains, pourquoi diable iraient-il déterrer la hache de guerre? D'ailleurs feraient-ils le poids face à l'Allemagne, à l'Italie et à l'URSS, à des milliers de kilomètres de leurs bases, un pied sur une île et l'autre dans la fournaise? Et puis, la France ne se moquait-elle pas de ces noces reportées pour cause de guerre? Avait-elle vraiment besoin de ça? De ce délai si dérisoire?

C’est toujours comme ça avec le temps, ou bien il n’attend pas, ou bien il n’en finit pas de s’étendre. Le cours des choses aurait peut-être pris une toute autre voie si j'étais partie avec lui. Il est bien temps d'y penser. Mais je n'étais pas partie avec lui. Je l'avais seulement accompagné jusqu’à son avion. Ce trajet n'aurait jamais dû finir. Seuls le moteur et la pluie se faisaient entendre. Nous observions un silence sculptural que rien n'aurait dû briser. Jamais. Nous avions créé un espace sacré auquel aucun sanctuaire au monde ne pouvait prétendre se mesurer.

Maintenant que je suis morte, je peux aller où je veux, je peux aller quand je veux. N'importe où dans ma vie. Dans n'importe laquelle, d'ailleurs.

Je ne connaissais pas ce musée. C'est Werner qui m'y avait emmenée. Avant la guerre.

Heureux celui qui a pu pénétrer
les causes secrètes des choses.
                                         VIRGILE